INTRODUCTION
GENERALE
La
guerre est la plus dévastatrice des phénomènes que connaît l’humanité et
pourtant les hommes ne rechignent pas à en recourir pour régler leurs
différends. Ils se dotent, de surcroît, de moyens plus perfectionnés pour faire
la guerre. De plus en plus, l’on assiste à la course à l’armement nucléaire et
bactériologique de pointe, le perfectionnement des stratégies de guerre, le
peaufinage des techniques d’espionnage, etc. Cette culture de la guerre qui est
de mise aujourd’hui a conduit jadis l’humanité, dès la première moitié du XXe
siècle, aux deux grandes conflagrations mondiales les plus meurtrières de son
histoire. Même l’Organisation des Nations Unies (ONU) sortie des fonds
baptismaux au lendemain de la deuxième guerre mondiale pour empêcher un nouveau
conflit à l’échelle planétaire et instaurer la culture de la paix, reste
impuissante vis-à-vis de ce projet. Si par principe elle a pu éviter jusque-là
une troisième guerre mondiale, la culture de la paix reste pourtant la chose du
monde la moins partagée.
La guerre est un grand scandale pour la philosophie. Elle marque
l’échec de la philosophie. Scandale permanent pour la raison, car elle traduit
une faillite de la sagesse. Scandale moral aussi, car la guerre entraîne la
mort de certains hommes commise par d’autres hommes. La guerre est également le
signe d’une impuissance congénitale de la philosophie politique[1].Toutefois, le philosophe ne doit pas rester indifférent.
Dans une humanité perturbée par la violence et son cortège de malheurs, la
vocation du philosophe est d'expliquer au monde ce qui lui arrive et de
proposer des solutions idoines. Le regard philosophique s’avère nécessaire en
dépit des apports techniques et stratégiques de l’irénologie ou de la
polémologie[2]. Ainsi donc, dans l’histoire de la philosophie politique,
certains philosophes ont fait de la guerre et de la violence l’objet spécifique
de leur réflexion, notamment Thomas Hobbes dont la pensée politique fut
suscitée par la guerre civile anglaise de 1640.
La théorie politique hobbesienne fournit un cadre conceptuel
pour repenser la paix et l’avènement d’une culture de la paix. Avec lui, la
philosophie politique peut être repensée aussi comme une science de la paix où
elle devient réflexion rigoureuse sur les moyens d’assurer la paix durable et
de juguler la guerre au quotidien. Hobbes est encore d’actualité dans la mesure
où il a su situer la problématique de la guerre et de la paix dans une
perspective anthropologique et politique, d’où le thème de notre
recherche : Nature et politique ou de la guerre à la paix.
Selon Hobbes, la nature humaine est « la matière et la
forme » de la République. Par conséquent on ne peut faire fi de sa
connaissance dans l’édification d’une science politique rigoureuse. C’est dans
cette vision que notre recherche prend naissance. Le concept de nature figurant
dans ce thème de recherche renvoie à un double sens. Le premier fait allusion à
la nature humaine. Nous considérons la nature humaine dans ses passions,
surtout les passions belliqueuses les plus incompatibles avec la vie en commun.
Hobbes en a cité principalement trois : la rivalité, la méfiance et la
gloire[3]. Il s’agit donc de la nature
humaine sujette à la violence et à la guerre. La présence des passions
belliqueuses en l’homme fait de lui un être capable de guerre. En l’homme, il s’aperçoit une volonté et un appétit
innés et manifestes de domination. Il reçoit en héritage de la nature la
volonté de puissance. Hobbes affirme à ce propos : « Ainsi, je mets au premier rang, à titre d’inclination générale
de toute l’humanité, un désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après
pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort »[4]. Cette volonté de dominer les autres,
ou de les assujettir est encore un désir naturel de nuisance[5]. Dans Les éléments du droit naturel et politique, il fait référence à la
violence inscrite en chaque être humain[6].
Le second sens du terme nature renvoie à l’état de nature,
un concept clé pour les philosophes contractualistes. L’état de nature est une
fiction qui sert d’hypothèse de recherche chez Hobbes pour rendre compte de ce
que serait la situation des hommes en dehors du corps politique. C’est une abstraction
méthodologique. Il extrait la partie du tout afin de mieux appréhender sa
fonction dans le tout et son rapport au tout comme l’exige la méthode
résolutive-compositive. Ainsi, par le concept d’état de nature, Hobbes fait
abstraction du corps politique, pour n’étudier que l’homme dans sa naturalité.
Le résultat de cette abstraction est celui-ci : les hommes sont tous égaux
de nature et jouissent d’une liberté absolue et d’un droit naturel égal sur
toute chose. Il s’ensuit que « l’état
des hommes dans cette liberté naturelle est l’état de guerre »[7]. Une situation de désordre
où chaque individu lutte pour sa survie. Une situation de guerre de chacun
contre chacun[8].
Par conséquent, la nature est guerre, désordre et chaos.
L’enjeu ici est d’aborder la question de la guerre qui n’est pas une fiction,
mais une réalité toujours imminente. La guerre est plus facile à faire dans les
relations humaines, entre les peuples, à l’intérieur d’une République et entre
les Républiques, cependant elle est difficile à stopper. L’hypothèse de l’état
de nature vise le phénomène de la guerre. Hobbes en fait une véritable
phénoménologie de la guerre. Il étudie la guerre à partir de sa véritable
racine. L’étude de la nature humaine en ses passions et en ses facultés est
orientée dans sa grande partie à l’examen de la guerre comme phénomène imminent
et comme le plus grand malheur de l’humanité.
Quant au terme politique, il apparaît dès lors comme tout ce
qui est mis en mouvement contre la guerre. Il faut empêcher le puissant et
violent mouvement de la guerre d’advenir. Le concept de politique peut
s’entendre ainsi comme l’organisation de la société en vue d’exclure
l’éventualité de la guerre. La politique, dans la perspective hobbesienne,
c’est aussi la création de l’ordre civil en lieu et place du chaos naturel.
Elle est la recherche de moyens appropriés en vue de juguler au quotidien le
désordre qui a son origine dans la nature humaine. Si la nature est le lieu des
passions spontanées et immédiates, la politique est le lieu de la médiation de la
raison. Elle est le fruit de l’éveil progressif de la raison humaine à
elle-même. Certes, les passions sont plus vives que la raison, mais la raison
permet à l’homme de les contenir et de minimiser leurs effets. La raison est
aussi calcul des inconvénients de la guerre et des bienfaits de la paix.
La politique consiste en la réglementation des rapports
humains afin de les rendre plus conciliables. Elle commence avec l’application
des exigences des lois de nature, lois de la droite raison. L’objectif de la
politique est de rendre la société viable et stable. Sa finalité première est
de créer les conditions de la paix durable. La politique consiste à arrache la
nature humaine à la brutalité de la force pour la rendre pacifique au moyen de
la force du droit positif. Pour être créatrice de paix, elle doit être la
gestion des intérêts individuels les plus inconciliables en vue de les rendre
plus compatibles et conciliants.
Nous avons choisi Hobbes parce que parmi les précurseurs de
la politique moderne, il est celui qui a su mesurer l’enjeu de la guerre. Pour
lui la guerre est un danger permanent et nécessite une solution idoine. Il ne
néglige aucun moyen pour parer à la guerre civile. Sa philosophie nous paraît
actuelle dans une Afrique soumise à des guerres civiles récurrentes (par
exemple les guerres civiles de la Somalie, du Soudan, la guerre du Darfour,),
des coups d’État interminables (récemment en Centrafrique, en Egypte, au Mali,
au Niger, en Guinée Conakry, etc.), des rébellions avec leurs cortèges de
réfugiés, des contentieux électoraux qui se vident par les armes (le Kenya, la
Côte d’Ivoire) etc. Nous pensons trouver dans la philosophie de Hobbes les
jalons d’une science rigoureuse de la paix quoique nous soyons dans une époque
et dans un environnement politique différents du sien. Toutefois, le contexte
d’émergence de sa pensée est le même que connaît l’Afrique : un contexte
de guerres civiles et de rébellions à répétition.
Notre intérêt pour la pensée de Hobbes est né
particulièrement de la guerre civile qu’a connue notre pays la Côte d’Ivoire le
19 septembre 2002. En effet, nous trouvons dans sa pensée une approche
rigoureuse du problème de la guerre que l’on pourrait mettre au service du développement
et de la recherche de la paix durable sur le continent.
L’énonciation et la détermination du thème de cette
recherche nous situent au cœur du projet hobbesien d’empêcher le malheur de la
guerre dans la République et de bâtir durablement la paix. Le thème
« Nature et politique » renvoie donc aux deux notions antithétiques,
mais aussi dialectiques que sont la guerre et la paix. La politique serait
créatrice des conditions de la pacification de la nature humaine. Par
l’intitulé de cette étude, il s’agit de voir comment Hobbes résout le problème
de la guerre dont les racines se trouvent dans la nature des hommes et qui
caractérise leurs rapports mutuels. Pour qu’advienne la paix et que dépérisse
la nature désordonnée et belliqueuse de l’homme, Hobbes préconise
l’Etat-Léviathan, c’est-à-dire l’absolutisme.
Mais l’absolutisme de Hobbes et son possible impact sur la
liberté des citoyens furent décriés dès la parution de ses œuvres politiques.
Ce qui fit d’ailleurs sa réputation mitigée en philosophie, comme le souligne
Simone Goyard-Fabre, une célèbre exégète du hobbisme :
« Parler
de Hobbes, c’est immanquablement évoquer la figure du grand Léviathan imposant
sa loi terrible à la cité des hommes. C’est du même coup, réveiller le monstre
du chaos primitif que «personne sous tous les cieux» n’a affronté sans pâtir.
C’est donc tout ensemble, saluer l’importance du problème politique dans la
pensée du philosophe de Malmesbury et en pressentir les difficultés.»[9]
La trop grande puissance du souverain de Hobbes fait
craindre l’oppression des citoyens. Il y a donc matière à controverse dans la pensée
politique du philosophe au sujet des libertés individuelles. Cette controverse
englobe : le droit à la propriété privée, le droit de vie et de mort du
souverain absolu sur ses citoyens et l’absence de la liberté d’opinion. La
liberté d’opinion et d’expression, le droit à la propriété privée sont entre
autres des notions chères à la pensée politique contemporaine. Celles-ci
apparaissent pour la pensée postmoderne comme des éléments de base de la
dignité humaine et des conditions sine qua non à l’établissement de la paix.
Sans liberté pour les citoyens, il est donc difficile de concevoir la paix.
La paix dans la pensée de Hobbes revêt certaines ambiguïtés.
De prime abord il définit la paix par voie négative, comme absence de
guerre : « Le temps qui n’est
pas la guerre est la paix »[10].
La paix, est-ce tout simplement absence de combats ou d’affrontements effectifs?
Si c’est cela, même sous une tyrannie, au sens contemporain du terme, la paix
serait possible. La conception hobbesienne de la paix paraît inachevée. Elle ne
tient pas compte de la guerre entre les nations et laisse en suspens la paix
internationale. Pour lui, la paix n’est que civile c’est-à-dire elle ne dépasse
pas les frontières des États. Les États sont entre eux comme les individus à
l’état de nature. La guerre internationale est irréductible, dit-il. Les États
doivent toujours se préparer à la guerre :
« Parmi
des États ou Républiques indépendants l’un de l’autre, chaque République
possède la liberté de faire ce qu’elle juge le plus favorable à son intérêt :
mais aussi elles vivent dans un état de guerre perpétuelle, dans une
continuelle veillée d’armes, leurs frontières fortifiées, leurs canons braqués
sur les pays qui les entourent. »[11]
Une telle réflexion sur les relations internationales laisse
perplexe l’esprit contemporain. Cette considération des rapports inter-Etats
prête à confusion. L’on serait en droit de qualifier la politique hobbesienne
de belliqueuse ; et il ne serait pas superflu de s’interroger sur le
projet de l’auteur du Léviathan à
instaurer la paix.
Par conséquent, la préoccupation principale et fondamentale
qui constitue la trame de cette recherche sera une enquête sur la nature de la
philosophie politique hobbesienne : si la nature de l’homme selon Hobbes
est belliqueuse, dans quelle mesure la politique absolutiste qu’il propose
peut-elle servir à fonder durablement la paix?
Cette interrogation essentielle s’articule en trois moments.
Le premier moment conduit à la clarification de l’anthropologie
hobbesienne : comment s’opère, chez Hobbes, le passage de l’anthropologie à
l’étiologie de la guerre ? Ou encore qu’est-ce qui justifie que les
racines de la guerre se trouvent dans la nature de l’homme? Le deuxième moment
renvoie à la compréhension de l’idée de la politique chez Hobbes : peut-on
soutenir que l’essence de la politique est l’art de la paix ? Et quelle
est la nature de cette paix qu’il propose? La difficulté ici est bien réelle et
elle peut se formuler en ces termes : comment l’homme, pour échapper à sa
propre nature qui le conduit à la négation et à la destruction de l’autre peut-il
envisager de se mettre sous le joug d’un individu ou d’un groupe d’individus
dont la nature n’est pas moins semblable à la sienne ? Le troisième moment
de l’interrogation concerne la signification de la politique absolutiste
hobbesienne pour l’Afrique aujourd’hui. Au regard de l’environnement politique
délétère de plusieurs Etats du continent, la pensée politique hobbesienne
est-elle encore d’actualité ? Autrement dit, en quel sens la pensée politique
de Hobbes peut contribuer aujourd’hui à l’avènement de la culture de la paix
dans les pays africains exténués par des régimes autocratiques et totalitaires?
Ainsi donc, cette étude prend l’allure d’une herméneutique.
Sous cette optique, l’interprétation de la pensée politique de Hobbes comme une
philosophie de la paix sort du cadre commun des études menées jusqu’ici.
L’originalité de la question soulevée ici réside en ce que de nombreux travaux
sur Hobbes se sont limités à élucider le statut de l’État-Léviathan, les
questions du droit naturel, la signification du droit et de la loi chez Hobbes,
la liberté du citoyen face aux exigences de l’absolutisme, etc. Dans nos
lectures d’interprètes et de commentateurs de Hobbes, une telle interprétation
n’est certes pas exclue, mais elle n’est pas non plus soutenue et illustrée.
De Raymond Polin à Yves Charles Zarka en passant par Léo
Strauss, l’intuition y figure simplement, mais est non systématique. Par
exemple dans son commentaire de Hobbes intitulé, Hobbes Dieu et les Hommes[12],
Raymond Polin introduit un chapitre sur la signification de la paix chez Hobbes
sans toutefois convenir que le hobbisme est une science de la paix. Leo Strauss
dans son exégèse de la philosophie
politique de Hobbes[13]
n’effleure pas la perspective d’une philosophie hobbesienne de la paix.
Aussi, Norbert Campagna, dans son étude intitulée Thomas Hobbes, l’ordre et la liberté[14], en vient à
postuler le libéralisme de celui-ci en passant par l’effroi de la guerre et la
nécessité du Léviathan, mais oublie le rôle central de la paix dans le système
hobbesien. On peut être un philosophe libéral sans être pour autant un
philosophe de la paix et pour la paix. Une herméneutique de Hobbes comme un
philosophe de la paix est autorisée par l’auteur lui-même lorsque prenant la
mesure de l’imminence de la guerre civile anglaise il décide d’écrire pour dissuader
ceux qui l’attisent et pour persuader ceux qui la redoutent.
Nous entendons donner l’esquisse de la philosophie politique
comme science de la paix telle qu’elle se présente chez Hobbes et qui pourrait
servir la cause de la paix en Afrique. Pour ce faire, cette étude s’articule en
trois parties. La première partie traite de l’anthropologie hobbesienne comme
une étiologie de la guerre, la deuxième partie définit la politique comme l’art
de la paix et la troisième révèle que le hobbisme à son paroxysme aboutit à la
culture de la paix.
PREMIERE
PARTIE : DE L’ANTHROPOLOGIE A L’ÉTIOLOGIE DE LA GUERRE
La
philosophie politique de Hobbes en tant qu’une réflexion sur la paix est
précédée d’une phénoménologie de la guerre. Pour Hobbes, les racines de la
guerre sont à chercher avant tout dans la nature humaine. Ainsi donc,
l’anthropologie hobbesienne dans son l’élaboration devient une étiologie de la
guerre dont la préoccupation fondamentale consiste à découvrir les vraies
causes de la guerre qui paraissent omniprésentes dans l’homme.
Cette
anthropologie rend compte de la nature humaine, spécialement en ses deux
parties essentielles que sont la raison et les passions[15]. L’étude de la nature humaine,
dans ses deux dimensions, révèle que certaines passions disposent les hommes à
la guerre et la raison humaine, dans une certaine mesure, ne rend pas l’homme
moins belliqueux. Mais si la guerre trouve son origine dans certaines passions
humaines et en partie dans la raison, la nature humaine ne serait-elle pas
fondamentalement belliqueuse ? Considérer
l'homme ainsi, n’est-ce pas incriminer la nature humaine? Il faut prendre en
considération l’environnement dans lequel la nature a placé les hommes. La condition
naturelle des hommes, celle dans laquelle la pure nature a daigné les placer
est un contexte d’égalité et de liberté absolue accordé à
tous. Les relations humaines dans une telle condition d’existence se
transforment en conflit à cause de la passion de gloire ou de l’ambition qui
engendre la rivalité et la méfiance entre les hommes. Ce conflit est selon
Hobbes une guerre de chacun contre chacun. C’est ce dont tente de rendre compte
le concept d’état de nature et qui a stigmatisé la pensée politique
hobbesienne.
Les spécialistes
de Hobbes, notamment Yves Charles Zarka, Simone Goyard-Fabre, Raymond Polin,
Leo Strauss, Norbert Campagna, sont d’avis que l’état de nature est bien un
concept qui sert de paradigme d’investigation sur la guerre quelle qu’elle
soit. Le concept sert de phénoménologie de la guerre et d’élucidation prochaine
du problème de la paix. Les deux réalités guerre et paix sont intimement liées.
Un autre point capital à souligner avec le concept d’état nature est qu’il sert
aussi d’étude phénoménologique des relations interpersonnelles dans leur
immédiateté.
Avant Hobbes le problème politique ne fut pas élucidé à partir d’une
anthropologie rigoureuse ; et la science politique ne faisait pas du
problème de la guerre et de la paix une préoccupation centrale. C’est donc à
partir de cette considération polémologique et irénologique qu’il faut faire
l’herméneutique de la philosophie politique de Hobbes. Il s’agit bien d’une
philosophie qui prend racine dans l’expérience de l’homme en société et en
politique ; aussi de l’homme naturel qui du point de vue physique et
psychologique est soumis au mécanisme universel des corps. La conviction de
Hobbes est ceci : que la pure nature de l’homme doit être le fondement de
toute philosophie politique et le lieu de toute étiologie de la guerre si l’on
veut construire la paix.
Le statut
épistémologique de cette anthropologie hobbesienne qui se veut une étiologie
rigoureuse de la guerre tient à la méthode analytique appelée « résolutive-compositive ». Cette
méthode est tirée de la mécanique galiléenne fondée sur un matérialisme
stricte. Il conçoit l’action de l’homme dans la perspective de la théorie des
corps universels et du mouvement[16].
Le problème
capital que soulève le concept d’état de nature et que nous devons résoudre par
la suite, est qu’il semble situer l’avenir de l’humanité dans une impasse. La
grande difficulté consiste pour l’homme d’échapper à sa propre nature. La
nature humaine ne peut pas être supprimée, mais ce sont les conditions
naturelles d’existence que l’homme a besoin de transformer afin d’échapper à la
misère de la nature. Cela place l’homme dans une quête perpétuelle de
conditions pacifiques. D’où chez Hobbes, l’appel à la morale comme première
voie de sortie de l’impasse de cet état de guerre. Par la découverte
rationnelle des lois de nature, lois proprement morales, l’homme se donne des
moyens de recréer non sa nature, mais sa condition naturelle. L’homme hobbesien
est un grand artisan; il est celui qui est capable d’inventer continuellement
sa condition d’existence et de « co-existence ». Il doit créer les
conditions de la paix telle qu’indiquer par la morale. Les belligérants d’hier
parviennent à cette solution lorsqu’ils acceptent chacun d’être plus
raisonnable et moins passionnel. Et les lois morales sont là comme un théorème
et un vade-mecum de la paix. « Cela
suffit comme description de la triste condition où l’homme est effectivement
placé par la pure nature, avec cependant la possibilité de s’en sortir,
possibilité qui réside partiellement dans les passions et partiellement dans sa
raison.»[17]
DEUXIEME
PARTIE : DE L’ESSENCE DE LA POLITIQUE COMME L’ART DE LA PAIX
Ce que l’on
retient de la pensée politique de Hobbes est certainement l’absolutisme et ses
implications pour les libertés individuelles. Mais de ce qui précède, à savoir son
étiologie de la guerre, force est de reconnaître que l’enjeu de la théorie
éthico-politique hobbesienne est au-delà de l’absolutisme. La paix et ses
implications chez le philosophe ne semblent pas retenir l’attention de maintes
interprètes du hobbisme. La paix hobbesienne parait sous l’ombre de son
Léviathan c’est-à-dire du pouvoir absolu. Ce qui jette des suspicions et des
soupçons sur le projet de paix du philosophe et sur la signification de la paix
qu’il veut construire. La difficulté à concevoir une politique de paix chez
Hobbes est bien réelle, mais cela n’interdit pas qu’il y ait chez lui une véritable
corrélation entre sa pensée politique et la philosophie de la paix.
La nature
est guerre, mais c’est encore à partir de cette nature qu’il faut construire la
paix comme indiquée par les lois naturelles. L’état politique ou l’état civil
est artificiel ; il est fruit de l’industrie de ce même être prédisposé au
conflit. L’homme belliqueux du départ est celui qui doit concevoir la paix.
Après l’expérience de la guerre, l’homme conçoit et construit la paix à partir
de sa propre nature, mais aussi contre elle. Le paradoxe est là. Il se trouve
au niveau de cette nature dont il faut partir pour réaliser le projet de
pacification des relations interpersonnelles. Comment sera-t-il possible de
fonder la paix sur une nature humaine sujette à la guerre ? N’est-ce pas
ce qui explique le sursis de la paix face à la menace perpétuelle de rébellion,
de guerre civile et même de guerre internationale ? Le problème politique
chez Hobbes comme souci de paix est d’abord un problème de relation interindividuelle
avant d’être un problème de corps social. Ainsi la première préoccupation de la
philosophie politique hobbesienne est donc celle-ci : comment concevoir
une nouvelle forme de relation interindividuelle destinée à former une société
de paix?
Vue sous
cet angle la politique de Hobbes se démarque non seulement de la conception
traditionnelle, mais elle ne trouve pas non plus de répondant dans la conception
contemporaine de la politique. En revanche, sa préoccupation est quand même
actuelle. Contrairement à la tradition et aux modernes, la philosophie
politique hobbesienne présuppose une étiologie de la guerre; et contre les
contemporains, elle est profondément morale. Entre les anciens, les modernes et
les contemporains, la politique de Hobbes demeure singulière. Elle prend sens
dans les lois de nature qui sont proprement des normes morales dans leur
détermination à la paix. La politique et la paix entretiennent un rapport non
seulement de cause à effet, mais aussi un rapport de principe et d’action. La
politique surgit comme une nécessité « sotériologique »
pour l’homme à la lumière des considérations des lois morales dites aussi
théorèmes rationnels. Quelle validité morale la politique peut-elle avoir
lorsqu’elle est perçue du point de vue absolutiste ? Il nous faut examiner
les thèses politiques singulières du hobbisme afin de dégager son essence et la
nouvelle orientation qu’il donne à la philosophie politique.
Les
questions de souveraineté, de pouvoir et de libertés individuelles doivent être
élucidées par la même occasion, car la conception de Hobbes soulève beaucoup de
paradoxes. Néanmoins, ces paradoxes sont apparents si l’on ne dispose pas de
clés de lecture pour une herméneutique des textes de Hobbes. Ainsi la première
clé de compréhension de l’idée de politique selon Hobbes se situe dans les lois
de nature comme norme téléologique de la politique. La seconde clé est
l’identité de concept entre la paix et la politique et l’antinomie conceptuelle
de la guerre et de la politique opérée par le philosophe.
La
politique selon lui est l’antithèse de l’état de guerre. Elle est conçue comme
le lieu où les luttes, les conflits interindividuels et intercommunautaires cèdent
la place à la concorde et à la paix. Avec Hobbes, la politique et la paix sont
perçues comme des réalités synonymes. Cela nous autorise à dire que l’essence
et la raison d’être de la politique consistent à créer la paix par le dialogue.
Cette affirmation est belle et bien possible et légitime dans une œuvre où
l’histoire des idées politiques n’a retenu que l’absolutisme, le pessimisme et
l’apologie de la guerre. Trois arguments fondent cette interprétation :
d’abord, la politique est l’œuvre de la raison calculatrice en fonction du mode
opératoire des lois de nature, ensuite ces lois de nature déterminent sa
dimension téléologique et enfin la Politique comme l’art de la paix s’entend
essentiellement comme relation éthique.
Selon le
premier argument, la politique est l’œuvre de l’homme devenu raisonnable après
l’expérience de la guerre. La Raison est parvenue à la maturité à travers le
théorème des lois de nature qui indiquent le chemin de la paix. Pour ce faire,
la raison humaine devient calcul non égoïste des intérêts personnels. Selon
ce nouveau type de calcul rationnel les hommes découvrent l’idée du contrat
social comme cadre de dialogue et d’accords en vue de concilier leurs intérêts
divergents et opposés. La conclusion de ce dialogue est la création d’un espace
politique, sous le contrôle d’un pouvoir absolu accepté et reconnu par tous, où
chaque individu pourra exprimer sa liberté dans la sécurité mutuelle. Il va
sans dire que selon l’auteur du Léviathan, le pouvoir absolu est meilleur pour
la paix, parce qu’il est meilleur pour la liberté de tous.
Le deuxième
argument qui permet de justifier notre propos part de l’importance que revêtent
les lois de nature dans la pensée politique hobbesienne. En effet, nous devons
retenir que chez Hobbes les lois de nature déterminent de façon téléologique la
politique et l’exercice du pouvoir.
Par conséquent, la politique a pour cause formelle et cause finale les lois morales
qui indiquent la voie de la paix. La nécessité du pouvoir absolu en vue de la
paix entre les hommes répond à la logique qui veut que le moyen soit conforme à
la finalité poursuivie : il s’agit d’une identité de nature. Ainsi,
l’absolutisme est le reflet de l’intransigeance des lois de nature qui
prescrivent de faire la paix. Ces lois sont inconditionnelles par conséquent le
pouvoir qu’elles engendrent l’est aussi. Le pouvoir absolu hobbesien est la
conséquence de l’essence de la politique qui se veut relation éthique.
Le
troisième et dernier argument insiste sur la politique comme relation éthique.
Si la guerre est l’œuvre par excellence des passions belliqueuses qui ordonnent
la manière égocentrique de coexister avec les autres, la politique en tant que
l’œuvre des hommes devenus raisonnables est ouverture et acceptation de
l’altérité. Désormais, ils comprennent que l’existence selon le mode du Moi-inclusif et ouvert, où l’on tient
compte des aspirations et des intérêts de l’autre, est plus appropriée à la
préservation de la vie. Cette existence selon le principe du Moi-inclusif
et ouvert est l’idéale politique du
hobbisme, ce que nous avons appelé relation éthique. Elle consiste en la loi de
la réciprocité ou en la règle d’or caractéristique des exigences de la
paix : « ne fait pas à autrui
ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse».
Une telle vision de la politique fait comprendre l’idée que chez l’auteur du Léviathan l’exercice du pouvoir est
d’abord une éducation à la paix avant d’être un moyen de coercition à cet effet.
En cela, la
politique hobbesienne s’avère d’actualité dans notre environnement politique
aujourd’hui où les guerres civiles et internationales n’ont pas encore disparu
et où des régimes totalitaires dans certaines parties du globe notamment en
Afrique sont les causes des pires formes d’oppressions des libertés
individuelles et atteintes aux droits de l’homme.
TROISIEME
PARTIE : LE HOBBISME ET L’AVÈNEMENT D’UNE CULTURE DE LA PAIX EN
AFRIQUE
De ce qui
précède, la signification de la politique se situe aux antipodes des querelles sociopolitiques
actuelles conduisant à la terreur de la menace d’une mort violente imminente.
Nous retenons avec Hobbes que toute politique qui met les hommes en situation
de crise et de conflit est une absurdité et un scandale pour la Raison humaine.
Le point central de cette réflexion, à quoi nous nous attachons fermement, est
qu’il situe l’homme face à son devenir et sa propre histoire. Hobbes engage
l’homme à se percevoir dans la pure naturalité de ses actions et de ses mobiles
lorsqu’il se met en rapport avec ses semblables et entre en relation politique.
Nous sommes amenés à reconnaître à travers les thèses hobbesiennes que notre
nature d’homme a besoin d’une culture de la paix. Pour y arriver il n’y a pas
d’autres chemins que le passage obligé de l’abandon de notre liberté dissolue
et irrationnelle pour une liberté résolue et rationnelle. C’est sur la terre de
la liberté que se jouent les exigences d’une culture de la paix. Cela consiste
dans la majeure partie en une éducation et en une contrainte (légitime et
mutuelle) aux exigences de cette culture. Nous parlons de culture de paix parce
que la paix doit devenir un état, l’état de conscience de l’homme, l’état
d’existence avec les autres. Pour le dire comme Heidegger, l’être-là de l’homme et son être-avec les autres doivent coïncider en la paix.
Vu sous cet
angle, la théorie politique hobbesienne ne peut rester en marge d’une recherche
de moyens d’expression et d’axiomatisation d’une culture de la paix en Afrique.
En effet, les peuples d’Afrique – sans toutefois sombrer dans un afro-pessimisme
et dans une généralisation – sont en proie à des guerres civiles et à des coups
d’État réussis ou non. La réalité africaine est quelque peu difficile. Le
tableau des guerres civiles et des coups d’État depuis les indépendances
jusqu’à ce jour est macabre. Pour le besoin, prenons par exemple le cas de la
sous-région ouest-africaine. Il y est dénombré cinq guerres civiles,
trente-huit coups d’État militaires réussis, avec quatre rébellions
séparatistes. A ceux-ci il faut ajouter un nombre incalculable de tentatives de
putsch[21].
Ces
chiffres, sans donner plus de détails, prennent en compte les guerres civiles
et conflits armés actuels (en RDC la guerre entre l’armée régulière congolaise
et la rébellion du M23; la situation confuse et acte de terrorisme au nord
Mali, le putsch en Centrafrique, etc.) et celles qui viennent à peine de
prendre fin comme état de cessez-le-feu et d’équilibre de force. La
prolifération des guerres civiles et conflits armés en Afrique est telle que
presque tous les pays du continent ont connu plus ou moins leurs guerres. Dès
lors, la contribution de Hobbes s’avère opportune et d’actualité en Afrique,
tant le climat politique africain est un véritable lieu d’appel du hobbisme. La
guerre n’est pas une fatalité ni un phénomène irréversible. Cette certitude
hobbesienne montre bien qu’au-delà des instabilités politiques que puisse
connaître une République, la paix est possible et peut être maintenue si l’on
suit les règles infaillibles de l’art qui la crée ; si l’on reste fidèle à
son mode d’emploi. L’idée ici est quelque peu caricaturale, mais non spécieuse.
Dans
certaines études[22] sur
les guerres civiles en Afrique, nous constatons non seulement une approche
dualiste des causes des conflits armés, mais aussi l’Afrique y est dépeinte
comme un continent où le phénomène guerre fait partir du factum des peuples.
Selon leur approche, les guerres en Afrique sont soit ethniques, entre le nord
et le sud, soit religieuses, entre musulmans et chrétiens. Le continent
Africain serait comme un milieu d’individus éternellement antagonistes où la
paix ne peut jamais exister et où les africains seraient perpétuellement en
état de guerre[23]. Un
continent où l’assertion de Plaute « homo
homini lupus » semble bien être indéniable. En revanche, les thèses du
hobbisme montrent encore une fois qu’aucun peuple n’est condamné à vivre indéfiniment
dans la guerre.
Comment la
pensée politique hobbesienne peut-elle servir la cause de la paix en
Afrique ? Quelles leçons peut-on tirer d’une pensée politique aussi
circonstancielle que celle exposée par Hobbes à la suite de l’expérience de la
guerre civile de son pays ? La réflexion philosophique sur un phénomène
problématique est in fine une recherche de solution. Quelles sont les éléments
philosophiques chez Hobbes qui peuvent nous conduire à une compréhension des
conflits armés en Afrique et à une ébauche de solution?
La théorie
politique hobbesienne peut donc servir la cause de la paix en Afrique dans la
mesure où elle engage tout être humain et surtout chaque État à prendre ses
responsabilités vis-à-vis de la République et de ses concitoyens. La conviction
de Hobbes, qui est aussi la nôtre, est que la guerre est un malheur pour
l’humanité. Elle ne peut pas être un moyen efficient pour atteindre quelques
buts heureux pour l’humanité. Le hobbisme comme philosophie de la paix sert la
cause de la paix seulement comme prolégomènes. Comme telle, la leçon du
hobbisme consiste à donner les critères fondamentaux pour une véritable
étiologie de la guerre. Savoir reconnaitre les causes premières des causes
secondes de la guerre c’est déjà savoir comment rétablir la paix. La tâche
n’est pas aisée lorsqu’il s’agit d’analyser un conflit et d’y déceler sa
véritable origine. La dynamique des violences en période de guerre engendre un
véritable engrenage des causes et des effets qu’ils sont souvent confondus.
L’ampleur de certains effets les fait passer pour l’origine des conflits. D’où
le constat que certaines résolutions de conflits demeurent très éphémères et au
final deviennent belligènes c’est-à-dire porteuse de nouveaux gènes de conflits.
Les
exemples du soudan et de la Côte d’Ivoire sont illustratifs. La partition du
soudan en deux États en apparence indépendants, n’a pas permis de mettre fin à
la guerre civile et d’instaurer la paix. Bien au contraire, cela a engendré
d’autres types de querelles, en l’occurrence au sujet de l’exploitation du
pétrole entre ces deux États ainsi créés. En Côte d’Ivoire, également, les
bombardements des forces françaises (placés sous résolution Onusienne) contre
les forces loyales à l’ex-président, n’ont pas permis de résoudre efficacement
la crise ivoirienne et ont laissé le pays dans un climat sécuritaire délétère.
Ce qui revient à dire avec Hobbes que la paix n’est pas qu’une simple cessation
de combats effectifs, mais la cessation du climat de guerre.
Le débat
sur l’actualité du hobbisme s’élucide dans la perspective d’une compréhension
du Léviathan comme « creator
pacis » et comme condition d’avènement d’une culture de la paix dans
le monde contemporain. L’actualité de Hobbes ne souffre pas de doute selon
nous ; surtout dans une Afrique où les guerres civiles, les rébellions et
les coups d’Etats semblent être une fatalité. Jusque-là aucune étude
étiologique n’avait réussit à rendre intelligible la recrudescence – non moins
absurde – des conflits armés sur le continent hormis l’étiologie hobbesienne.
Une relecture des guerres africaines à la lumière de la phénoménologie de la
guerre opérée avec le philosophème de l’état de nature nous a permis de mieux
comprendre que: c’est l’ambition de certains individus ou groupes d’individus
fortunés et impuissants, liée à l’absence d’un Etat-fort qui rendent
intelligible la répétition des conflits armés sur le continent noir. Les
ambitieux, en quête de gloire et de richesse personnelle, trouvent en la
faiblesse de l’État la possibilité de s’accaparer à leur tour du pouvoir.
Par absence
d’État-fort, entend-on faiblesse institutionnelle et faiblesse militaire,
manque de légitimité suffisante et non prise en charge de l’intérêt commun des
citoyens. Ayant identifié l’ambition humaine comme cause première de la
recrudescence des guerres en Afrique, Hobbes a jeté les bases de la culture de
la paix bien avant l’UNESCO. Il invitait déjà à dresser les défenses de la paix
dans l’esprit des hommes.
Le hobbisme se présente donc comme une leçon à apprendre si l’on veut faire
advenir réellement la culture de la paix. La particularité de cette culture de
la paix dont le hobbisme est porteur réside dans le fait qu’elle repose sur
deux obligations essentielles : l’obligation morale et l’obligation
juridique.
Ce sont les
deux hypostases de la paix. La première obligation naît de l’éthique de la paix
qui de notre point de vue est le fondement de toute culture de la paix. Le
mérite de l’auteur du Léviathan est de ramener le discours philosophique à la
réalité sensible afin d’éviter le fossé entre le principe de réalité et le
principe des idées, entre la théorie et la pratique. Hobbes ne se fait pas
beaucoup d’illusions sur l’humaine nature qui sans obligation quelconque ne
peut s’orienter aisément dans une relation éthique avec ses semblables. En ce
sens l’avènement d’une culture de la paix ne pourra se faire en Afrique sans
l’existence d’un Etat-fort qui en imprime la marche et qui offre des conditions
de réalisation optimales. La culture de la paix fondée sur une véritable
éthique de la paix suppose un courage
qui transcende notre condition naturelle. La culture de la paix est une activité
créatrice qui appel à l’énergie spirituelle de l’homme.
CONCLUSION
GENERALE
En suivant
la méthode résolutive-compositive exigée par l’option matérialiste et mécaniste
de Thomas Hobbes, l’aboutissement de notre recherche est l’affirmation que la
pensée politique de Hobbes est en sa quintessence une philosophie de la paix
dont l’objectif est d’indiquer les sentiers de la culture de la paix en lieu et
place d’une nature belliqueuse. Il n’y a pas de meilleure définition de la
politique que celle qui la conçoit comme l’art de construire la paix afin
d’arracher à la nature humaine ses prédispositions à la guerre. La politique
est l’effet de l’homme sans pour autant provenir de sa nature primitive
profonde. Le discours naturaliste supposé chez Hobbes fut un prétexte
philosophique pour établir l’essence véritable du politique et ou de la politique.
Le départ
anthropologique de la science politique hobbesienne qui s’apparente à la
science naturelle n’est véritablement qu’une étiologie de la guerre. A partir
de celle-ci la politique devient l’antithèse de la nature humaine comme la paix
l’est de la guerre. La Politique et la paix sont corrélatives ; pour mieux
dire elles s’identifient. L’existence politique est une existence pacifique. A
la nature humaine, il faut suppléer une culture de la paix. Cette herméneutique
de la philosophie politique hobbesienne s’articule autour de trois idées
maîtresses.
Premièrement,
la préoccupation principale qui a mobilisé tout le génie intellectuel de
Hobbes, dans ses textes de philosophie politique, est la guerre, en
l’occurrence la guerre civile d’Angleterre des années 1640. C’est à partir de
sa compréhension de la guerre civile anglaise comme scandale morale et
absurdité intellectuelle que Hobbes prend la plume pour démontrer
scientifiquement les fondements du pouvoir et du droit civil. Car c’est leur
méconnaissance qui a conduit les Anglais à la guerre civile.
Notre étude
à caractère herméneutique prend racine sur le mobile historique pour lequel
l’auteur dit avoir pris la plume pour écrire son traité politique. Son traité
fut trop longtemps assimilé à une défense de la monarchie absolue. Cette
interprétation est possible si l’on s’arrête à une certaine lecture historique
superficielle de la pensée politique hobbesienne. En nous basant sur une
considération profonde de l’analyse historique de ladite guerre civile anglaise
qui donne naissance à la pensée politique de Hobbes, nous percevons que
l’intention circonstancielle de l’auteur fut d’empêcher que les Anglais
sombrent dans l’absurdité de la guerre comme moyen de résolution de leurs
différends. Par dessus toutes les différentes factions en conflit dans
l’Angleterre de 1640 à 1660, Hobbes ne prit position que pour la vérité
scientifique qui amènerait les protagonistes à éviter la guerre.
Le contexte
historique de l’émergence du traité politique hobbesien autorise une
interprétation de la philosophie politique hobbesienne comme étant moins une
théorie absolutiste qu’une philosophie contre la guerre. Toutefois, si l’on
devait réduire le travail herméneutique de sa pensée à son contexte historique
ce serait l’appauvrir ; car l’interprétation d’une pensée philosophique
s’enrichit dans le cours évolutif de l’histoire. Néanmoins, le contexte
historique en détermine de prime abord les possibilités d’interprétation afin
d’éviter le non sens. Ce travail a été déjà opéré par le philosophe en
dépassant l’histoire factuelle et circonstancielle pour s’élever à la dimension
scientifique de la guerre comme phénomène susceptible d’être objet de science.
C’est
pourquoi chez lui on passe de la connaissance des causes factuelles à celle des
causes principielles et universalisables du phénomène guerre. L’apport de
Hobbes à la philosophie politique et morale consiste en ce passage qu’il opère
de l’histoire comme réalité concrète à la théorisation scientifique par
démonstration inductive. Ainsi, l’étude du phénomène de la guerre comme
évènement malheureux le situe au cœur de la nature humaine. Il découvre les
principes et les causes non dans l’histoire mais dans la nature humaine qu’il
conceptualise à partir du philosophème de l’état de nature. La guerre s’origine
dans les passions humaines. Toute étiologie de la guerre qui se veut
scientifique aboutit nécessairement à une anthropologie.
Deuxièmement,
partant du fait que la nature humaine est à l’origine de la guerre, il n’est pas
possible de concevoir autrement la politique hobbesienne comme l’art de la
paix. La seule compréhension valable de l’idée de politique est donc qu’elle
fait partie de « la poièsis »,
contrairement à l’acception traditionnelle du stagirite. Et comme telle, la
politique est l’art de créer la paix par l’éducation de la nature désordonnée
de l’homme. D’une façon imagée, la politique est l’œuvre d’art qui expose la
paix. Cet art semble se confondre avec la théorie absolutiste. Il est plus
approprié de parler du symbolisme du Léviathan qui dépasse bien l’absolutisme
tel que défendu par Jean Bodin.
Ce
symbolisme est tout ce qui représente l’enjeu de la politique ordonnée à la
transformation d’une nature hostile à la coexistence pacifique. Il symbolise
aussi toute la lutte contre l’anomie qui conduit au chaos dans les Républiques.
Pourtant, ce symbolisme a connu un échec dans son contexte historique
d’émergence. L’échec fut incontestable malgré le vœu du philosophe Anglais
d’empêcher la dégénération des querelles anglaises en conflit armé. Le
Léviathan fut un échec en son temps non parce qu’en tant que symbolisme, il fut
absurde, inconséquent et inefficace, mais parce qu’il ne fut pas suivi par ceux
pour qui il a été destiné.
Le
Léviathan hobbesien résume en lui seul l’inquiétude de la stabilité d’une
République et l’angoisse de vivre des hommes. L’inquiétude est grande d’autant
plus qu’elle concerne toute l’énergie et tout l’artifice qu’il faut pour
maintenir un être dont la nature ne prédispose pas à l’existence politique. Le
symbolisme du Léviathan est en outre celui de tout exercice du pouvoir qui doit
faire rentrer les hommes dans une dynamique de relation pacifique malgré
l’opposition mutuelle et naturelle de leurs intérêts et de leurs passions
individuels. Pour créer la paix il faut construire un cadre artificiel qui
arrachera continuellement la nature humaine à sa brutalité originelle. Ce cadre
est la République incarnée par un pouvoir fort, capable de modeler la nature
humaine pour l’ordonner à un type nouveau de relation qu’est la paix. Cette
République est celle de l’État de droit, de liberté raisonnable et de justice
pour tous. Une République où la loi devient l’élément central, le leitmotiv du
retournement de la nature de l’homme. C’est d’ailleurs la paix qui doit
constituer la clé d’interprétation de la philosophie politique hobbesienne.
Beaucoup
d’historiens et d’auteurs critiques de Hobbes sont tombés dans une
mésinterprétation et se sont arrêtés à la simple image du monstre marin. Ils
ont pour cela qualifié ses thèses de monstrueuses et de pernicieuses pour toute
République. En omettant la paix dans le hobbisme, on se ferme non seulement à
une compréhension authentique de ses thèses mais encore on se ferme à la paix
civile elle-même. Car aucun des philosophes du contrat n’a traité de la paix de
manière holistique.
La
signification de la paix chez Hobbes le hisse au devant des recherches
scientifiques sur la paix. Sa conception de la paix est plus englobante et
aussi plus radicale. Elle est radicale parce qu’elle est adossée à un
Léviathan. Cela est tributaire de sa définition de la guerre. Fidèle à la
rigueur de ses déductions, il définit la paix par voie négative. Car la paix
est une notion anthropologique de second degré – artificielle – liée à la partie
rationnelle de l’homme. Elle est découverte par induction après l’expérience
primitive de la guerre. Tout autre temps qui n’est pas guerre est paix. Cela
signifie que la paix est le « confort
of live, the commodities of live », la sécurité, la liberté. La paix
est aussi la tranquillité de l’environnement social, où il n’y pas l’angoisse
de l’imminence d’un affrontement armé; l’accord entre les individus aux
intérêts divergents. En somme, Hobbes mesure la paix dans l’espoir et
l’espérance qui habite les hommes de pouvoir vivre et bien-vivre. Une espérance
qui engendre l’espoir au quotidien.
La paix est
encore une notion juridique qui fait appel aux lois positives et donc à
l’obligation juridique. Comme notion juridique, elle se définit contre
l’anomie. Elle repose pour cela sur le devoir d’obéissance sans laquelle elle
n’est pas possible. L’obligation civile mise en exergue dans les traités
politiques, surtout dans le De cive, montre bien comment la paix et
l’obligation juridique sont inséparables. La paix est enfin une notion morale
qui constitue en soi son essence et son principe premier. Elle implique la
relation éthique. Elle est fondée sur la raison humaine. Elle permet à l’homme
de découvrir qu’il ne peut exister et bien-vivre sans la reconnaissance mutuelle
des autres. Il doit pour ce faire obéir en son for interne à la loi de la
réciprocité. Sous son aspect moral, la paix doit devenir une seconde nature de
l’homme, une culture. Chez Hobbes il s’agit donc d’une culture de la paix dont
tout le fondement réside en l’éthique de la paix que traduit excellemment
l’éthique de la responsabilité de Lévinas. Pour nous donc l’absolutisme de
Hobbes est le reflet de l’intransigeance des prescriptions morales des lois de
nature dans leur détermination fondamentale qu’est la paix.
Troisièmement,
tandis que Machiavel a amorcé une rupture – rupture qui sera toujours celle de
la pensée politique contemporaine – de la politique avec la morale qui se fonde
sur la distinction de deux ordres, le public et le privé, Hobbes quant à lui
réconcilie politique et morale. Il faut une morale politique : que
l’action politique soit guidée par des intentions morales dans l’unique but de
la rendre plus efficace dans sa tâche perpétuelle de créer la paix. La
Politique et la morale constituent les deux hypostases de la paix. La forme de
cette morale politique est donnée par les lois de nature, lois morales. Elles
se résument selon Hobbes à la loi générale de la charité : « ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrais
pas qu’on te fasse ».
Par
ailleurs, une fois de plus le soupçon absolutiste et généralissime du Léviathan
se réveille. En liant les deux ordres, le risque de vouloir contrôler les
consciences est grand. Le for interne, domaine privilégié de la morale se tient
hors de portée de l’action politique qui concerne le for externe. On ne
légifère pas sur le for interne. Sur la question Hobbes n’est pas assez
explicite ; il souligne seulement que le for interne reste et demeure hors
d’atteinte. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques de la notion de
citoyenneté chez Hobbes. Il faut préserver le for interne du citoyen comme le
lieu de son repli et de sa liberté privée. Au même moment le for interne
intéresse la praxis politique quand il sous-entend les actions humaines. La
volonté du Léviathan est que ce for interne coïncide avec l’intention morale
pour que l’acte volontaire favorise l’existence politique comme coexistence
pacifique.
Au reste,
le mérite de Hobbes à ce sujet c’est de faire de la morale politique plus une
affaire des détenteurs du pouvoir publique que celui des citoyens. Le souverain
a le plus besoin d’être vertueux que les citoyens. Ces derniers ont les
obligations juridiques même si dans une certaine mesure la moralité dispose
plus à l’obéissance civile. La conjonction des deux ordres, le for interne et
le for externe, concerne la praxis politique qui revient directement au
représentant souverain. L’éthique de la responsabilité contenue dans la
compréhension de la paix, oblige de soi le souverain. Sa conscience morale doit
influer sur ses choix politiques.
Pour
Hobbes, au-delà de l’éminence du Léviathan, il est lié par nécessité à la loi
morale. Sa vie publique et sa vie privée doivent correspondre en sorte que s’il
y a scission la conséquence est sa propre ruine. La conviction du philosophe
paraît certes utopique mais elle vaut pour la perspective politique qui est la
sienne. Il faut comprendre par là que la praxis politique hobbesienne ne vise
pas le résultat de se maintenir au pouvoir. Elle cherche plutôt à atteindre une
finalité. La nuance est claire. L’obligation de résultat ne tient pas compte de
la valeur des moyens utilisés pourvu que ceux-ci soient efficients alors que la
finalité, est principe même de ses moyens. La paix comme finalité de l’exercice
du pouvoir commande et détermine déjà ses propres moyens. Hobbes l’a compris et
c’est ce qu’il veut transmettre à tous les citoyens et à tous les acteurs
politiques : qu’il ne peut jamais se faire que les moyens de guerre soient
au service de la paix. Par son contrat social Hobbes affirma hier aux anglais
et aujourd’hui au pays en guerre que le dialogue est le moyen nécessaire et suffisant
pour retrouver la paix ; la paix de chacun avec chacun.
Une telle
conception de la politique peut servir la cause de la paix dans le monde
aujourd’hui où la culture de la guerre est prônée paradoxalement par certains
membres permanents de l’Organisation des Nations-Unies. Bien souvent, ils
prennent position pour un parti dans les résolutions des conflits, au détriment
du dialogue. Le dialogue est le moyen privilégié selon le philosophe anglais
pour la raison que l’une des caractéristiques de la paix c’est d’être la
conciliation des intérêts mêmes les plus divergents et les plus opposés.
L’intérêt de la redécouverte de l’auteur du Léviathan comme un philosophe de la
paix réside aussi dans sa conviction que toute politique doit aboutir à une
culture de la paix. Une politique qui conduit à la guerre ne fut pas dès le
départ une politique mais un simple état de nature. Dans un monde marqué par la
lutte entre grandes puissances en vue de la consolidation de leurs intérêts, la
guerre devient de plus en plus le moyen le plus « facile » pour y
parvenir. Ces luttes entre ces puissances étatiques sont transposées dans les
États faibles et les condamnent à une spirale de violence et par conséquent à
la paupérisation accentuée.
Nous
retenons que dans son optique réaliste l’esquisse d’une philosophie de la paix
chez Hobbes demeure incomplète. Elle ne tient pas compte des guerres
internationales qui selon la logique de sa définition de la paix demeure
irréductible. Cette difficulté est bien réelle et elle l’est encore
aujourd’hui. La paix reste civile et ne saurait prendre de prédicat
international pour la simple raison qu’elle ne s’identifie pas à l’équilibre
des forces dû à l’égalité d’armement. Pour parler de paix internationale, il
faut qu’il n’y ait pas de climat de suspicion entre les États, entre les
grandes puissances. Ce propos de Hobbes doit constituer selon nous une critique
adressée à l’encontre de ce que l’on appelle aujourd’hui la communauté
internationale. Nous sommes au faîte du principe de réalité qui met sous nos
regards que la culture de la guerre est bien encore celle de l’ordre
international de notre siècle. S’il s’agit d’une vision pessimiste de la
réalité alors c’est que la réalité du monde est alarmante.
La
philosophie politique de Hobbes comme une philosophie de la paix a ainsi jeté
les bases d’une science de la paix en recentrant la problématique guerre et
paix sur la nature humaine. Dans la mesure où la guerre à ses racines profondes
dans la nature humaine, la politique et l’exercice du pouvoir consistent
respectivement en l’art de construire la paix et d’éduquer à la paix.