La physionomie de l’Etat en Afrique : La présence du Behemoth,
monstre du chaos.
Si la
conception postmoderniste de la présence de l’Etat dans la République semble
être en contradiction avec le concept d’Etat-fort apparenté au Léviathan, cependant,
il n’est pas moins urgent en Afrique d’insister sur l’idée de l’Etat-fort. Au regard de la physionomie de l’Etat dans plusieurs
Républiques Africaines, il est nécessaire de réaffirmer que le concept d’Etat-fort, est la solution obligée pour leur stabilité et pour
l’avènement d’une culture démocratique du pouvoir et de son exercice dans une
certaine Afrique en conflits. Nonobstant ces critiques contemporaines, nous
proposons le Léviathan comme mythe du pouvoir d’Etat pour former un nouvel
imaginaire du pouvoir politique en Afrique c’est-à-dire une nouvelle perception
du pouvoir. Car le Behemoth, monstre du chaos, y innerve l’existence politique.
C’est une
solution philosophique dans le contexte de crises sociales, politiques et
militaires à répétition. Nous parlons d’un nouvel imaginaire pour la simple
raison que dans la situation actuelle le pouvoir est banalisé soit par excès
soit par défaut. Par excès, il est signifié que ceux qui le détiennent en font
un instrument au service de l’arbitraire, engendrant ainsi dans l’esprit des
citoyens un dédain qui se traduit par exemple dans la généralisation de la
corruption à tous les niveaux de l’administration publique. Par défaut, il est
aussi signifié que les opposants, des personnalités puissantes, quelques
multinationales et même quelques Etats puissants cherchent, par tous les moyens,
à l’affaiblir pour satisfaire, pour les uns leurs ambitions et pour les autres
leurs intérêts.
De ce fait, plusieurs
raisons militent en faveur de l’opportunité du mythe du Léviathan que nous
interprétons comme augurant de l’avènement de l’Etat-fort sur le
continent. Pour le besoin, retenons deux raisons principales : la première
concerne le jeu démocratique des partis politiques africains et la seconde est
la non-représentativité de toutes les couches sociales et culturelles dans les
institutions de l’État.
D’abord, la
démocratie des partis politiques montre que lorsqu’un parti politique est au
pouvoir, il tend à écarter les autres partis des institutions de l’État– et
l’expérience actuelle le prouve – afin d’avoir les mains libres pour gouverner.
Ainsi, force est de constater que les nominations à la tête des différentes
institutions de l’État se font parmi les membres du parti. Cela pose problème
lorsque le parti au pouvoir s’arroge certains privilèges économiques et
judiciaires au détriment de toute la République. L’accession au pouvoir d’État
devient donc un moyen de promotion pour tous les compagnons de même parti et
comme une récompense exclusive. Le problème se situe encore au niveau de la
manière d’accéder au sommet de l’État, lorsqu’il s’agit d’un gouvernement issu
de putsch, d’élections contestées et rejetées par les autres partis ou de rébellion,
etc.
Il va sans dire
que les autres partis se sentant lésés œuvreront contre les détenteurs du
pouvoir d’État et donc contre l’État. Par conséquent, les gouvernements d’union
nationale – qui parurent surtout à partir de 1995 comme des solutions miracles
à ces cas de figure – deviennent les lieux où les opposants trouvent l’occasion
de saper le pouvoir de l’État. Ils œuvrent à l’intérieur des gouvernements pour
les faire échouer. Sans vouloir répéter certain slogan, car ce sont des faits
avérés dans une certaine Afrique, il arrive que ces derniers trouvent des
puissants pour les soutenir à travers une rébellion armée. Ils s’y adonnent
volontiers jusqu’à ce que le pouvoir change de main sans toutefois changer la
donne. A leur tour le pouvoir d’État deviendra un butin de guerre et une
promotion sociale. Dans les deux cas l’État est réduit à son aspect d’appareil
répressif, et devient pour les citoyens comme un monstre froid selon Nietzsche :
« l’État, c’est le plus froid de tous les monstres froids : il ment
froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : moi l’État, je
suis le peuple. »[1]L’État devient aussi selon la
critique de Lénine « l’organisation spéciale d’un pouvoir : c’est
l’organisation de la violence destinée à mater une certaine classe.»[2]
Ensuite, cela
met en lumière toute la difficulté des États africains à être représentatifs de
toutes les composantes du corps politique et social. Il n’est pas rare de
trouver que tout l’appareil de l’État est détenu par une seule classe
d’individus appartenant soit à un même bord politique soit à une même ethnie ou
à une même région. Le corollaire est que les ressources communes sont pour la
plupart mises à la disposition d’une seule région qui est celle des membres du
parti au pouvoir. Cela conduit au clientélisme de l’État. Le concept
« d'État clientélaire » [3] a parfois été mentionné à ce
propos pour identifier un système politique dans lequel un parti dominant s’accapare
l'appareil étatique, les biens publics et le système de leur distribution, dans
le but de préserver son hégémonie. Il s'accompagne d'un usage discrétionnaire
des ressources publiques, qui contredit les règles de l'État de droit et celles
de l'impartialité bureaucratique et de la justice distributive.
Les gouvernants
mettent à la disposition de leur région d’origine et de leur bastion politique
tous les biens de l’État dans la seule intention de conserver leur électorat et
de fidéliser leur zone culturelle d’appartenance. Toute l’énergie de l’État est
concentrée dans une seule direction. Les politiques sociales, les programmes
d'aménagement urbain ou les aides au développement économique sont tous
destinés aux régions favorables au parti en place. La seule contrepartie qui
lui est due par ses régions ou par son groupe ethnique, est de lui accorder
d’office leur suffrage lors des élections, ou lors d’un coup de force. L’État
n’est donc plus le signe de l’unité du peuple. Il donne lieu à l’exaltation
d’un certain groupe d’individus qui s’en croient propriétaires. L’Etat devient par
conséquent le lieu d’impunité, d’injustice subie par les autres membres de la
République. Croyant s’assurer par là une certaine stabilité et une certaine
pérennité, l’État clientélaire donne lieu au non-respect des lois censées le
maintenir tant par les partisans du régime que par le reste du peuple. En
outre, dans sa forme radicale l’Etat clientélaire aboutit à la fratricide, où
les citoyens deviennent des ennemis « chacun
contre chacun ».
Ainsi s’installe
le désordre où chaque citoyen ne reconnaît aucune autorité à l’État. Les uns
par le fait que les dirigeants ont monnayé leur civisme par leur allégeance de
fait, les autres par le fait de la partialité des institutions étatiques. Dès
lors, l’appareil étatique devient plus un outil de répression contre « les
non partisans » ou les « opposants » et un instrument de défense
et de protection pour les membres du parti au pouvoir : on ne peut ni
parler d’Etat encore moins de République. L’État n’existe simplement pas dans
un tel contexte pour la raison qu’il ne représente ni n’organise le corps
politique en son ensemble. Il n’est que le pouvoir du plus fort ainsi que le
règne de l’arbitraire. La loi ne s’applique pas à tous les citoyens de la
même manière. Elle semble être taillée sur mesure au détriment de la
non-clientèle. Par conséquent, l’État porte en son flanc les germes de sa
propre destruction et de la guerre civile. De ce fait, selon la perspective hobbesienne,
il s’agit moins d’un Etat civil que d’un état de nature; un Etat en perpétuel
conflit[4].
[1] Friedrich NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Henri
Albert, Paris, Mercure de France,
1989, p.66.
[2] LENINE, L’Etat et la révolution, chap.II,1,
Paris, Ed. Sociales, 1917, p.37.
[3] Le clientélisme est un
rapport entre des individus de statuts économiques et sociaux inégaux (le
« patron » et ses « clients »), reposant sur des échanges réciproques de biens et de services et
s'établissant sur la base d'un lien personnel habituellement perçu dans les
termes de l'obligation morale. Envisagé de cette manière, il s'agit d'un
phénomène attesté dans des contextes sociaux très divers. Dans la Rome antique,
les patriciens entretenaient une vaste clientèle d'affidés à laquelle, en
contrepartie de son allégeance et de son soutien politique, ils apportaient
leur protection économique et prodiguaient leurs largesses (Paul Veyne). À
l'époque féodale, la relation unissant un vassal à son seigneur supposait des
engagements de nature privée impliquant la fidélité et l'assistance mutuelles
(Marc Bloch). Dans la plupart des sociétés traditionnelles, les détenteurs de
l'autorité se devaient de justifier leur pouvoir et leur prestige en
distribuant une partie de leurs richesses à leurs subordonnés, sous la forme de
dons, de prébendes ou d'assistance. (Jean Louis BRIQUET, article sur le « clientélisme »
in encyclopédie universalis, 2013,
version électronique.)
[4] Thomas HOBBES, Léviathan, chap. XIII.
Pure vérité
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