De la Mauritanie à Djibouti, leur présence ne fait plus
grincer des dents. Américains, Français ou Britanniques, on se les
arrache au nom de la lutte contre le terrorisme. Résultat : les
soldats étrangers n'ont sans doute jamais été aussi nombreux en
Afrique depuis les indépendances.
La scène se déroule le 19 juillet dans la fournaise de N'Djamena,
quelques minutes après un entretien aussi long que fructueux avec Idriss Déby Itno.
Dans l'un des hangars surchauffés de la base aérienne Adji-Kosseï,
François Hollande, devant ses troupes et au milieu de quelques-uns
des fleurons de la force de frappe française (avions de chasse
Rafale, hélicoptères Puma, chars Sagaie et VAB), refait l'histoire
de la présence militaire française au Tchad et énonce une vérité qui,
pour certains, n'en est pas vraiment une : "Nous ne sommes pas ici
chez nous."
Un peu tout de même. Dans ce pays qui a été le théâtre
d'opérations gravées dans les annales de son armée, la France compte
depuis le mois d'août 1 200 à 1 300 de ses soldats, parmi lesquels
quelques-uns de ses officiers les plus chevronnés.
C'est d'ici, désormais, que seront conduites l'ensemble des
opérations menées dans le Sahel, des côtes atlantiques de la
Mauritanie aux dunes roses du désert libyen, dans le cadre du
dispositif Barkhane : 3 000 hommes répartis dans cinq pays et une
dizaine de bases, 400 véhicules, 20 hélicoptères, 6 avions de chasse,
3 à 4 drones... "Un truc énorme !" glisse un officier en poste dans
la région. Qu'on se le dise : avec une douzaine de bases plus ou
moins tenues secrètes, la France est de retour en Afrique.
Officiellement, il n'y a aucun soldat américain au Tchad. En réalité, on en dénombre quelques dizaines...
Elle n'est pas la seule. Ce 19 juillet sur la base Kosseï, quatre
treillis gris attirent l'oeil dans la forêt des treillis vert
kaki. Quatre Américains. Des agents de liaison, nous dit-on, qui
font le lien avec Vicence, en Italie, la base de l'US Air Force qui
"chapeaute" l'Afrique. Officiellement, il n'y a aucun soldat
américain au Tchad. En réalité, on en dénombre quelques dizaines :
récemment, l'US Army s'est mise en quête d'un contractant pouvant
assurer le soutien de 35 personnes pendant six mois, "près de
N'Djamena", indique l'appel d'offres. Aujourd'hui, la capitale
tchadienne, c'est
the place to be pour les armées étrangères.
On est certes encore loin du hub militaire que représente Djibouti. À elle seule,
la capitale du pays compte près de 7 000 soldats étrangers
- soit presque 1 pour 100 habitants. Il y a là les Français, bien
sûr, qui font partie du paysage. La France y possède une base
considérée comme essentielle depuis l'indépendance, en 1977. Il y a
les Américains, plus nombreux mais plus discrets : ils ne sortent
quasiment jamais, et toujours avec les plus grandes précautions.
Aux États-Unis, le camp Lemonnier revêt une importance
particulière : il s'agit de la seule base officielle dont dispose la
première puissance mondiale sur le continent (si l'on excepte
celle de Diego Garcia, dans l'océan Indien). Mais quelle base ! Quatre
mille hommes, des avions de chasse, des drones, une surface
multipliée par six en quelques années et des travaux faramineux
depuis que les Américains en ont pris possession, en 2002. Le
Pentagone prévoit de dépenser 1 milliard de dollars sur les
vingt-cinq prochaines années pour l'agrandir. En mai dernier,
Washington et Djibouti ont signé un nouveau bail de dix ans renouvelable qui satisfait tout le monde.
Bientôt des Chinois et des Russes ?
Dans la ville, il y a aussi des Japonais (les premiers déployés
hors de leur pays depuis... 1945), des Italiens, des Allemands
(quelques dizaines) et, qui sait, peut-être y croisera-t-on un jour
des Chinois et des Russes. Pékin en a fait la demande l'année
dernière. Moscou aussi. Ce qui n'est pas vraiment du goût des
Américains...
Rien à voir avec l'époque de la guerre froide, quand les deux
blocs, Est et Ouest, se disputaient les alliés sur le continent.
Mais jamais peut-être depuis ce temps-là l'Afrique n'avait été à ce
point convoitée par les états-majors des puissances de ce monde. Le
Tchad et Djibouti donc, mais aussi le Mali, le Niger, le Sénégal,
l'Éthiopie, le Kenya ou encore les Seychelles - liste non exhaustive et
en perpétuelle évolution (voir carte).
Pour la France, il s'agit en quelque sorte d'un retour vers le
passé. Paris disposait, aux indépendances, de 30 000 soldats sur le
continent. Ils n'étaient plus que 15 000 en 1980 et 5 000 en 2012.
Mais après une vaine tentative de désengagement impulsée en 2008
par Nicolas Sarkozy, l'armée a retrouvé le chemin de l'Afrique, son
terrain de jeu préféré. Ils sont aujourd'hui près de 9 000 soldats
tricolores sur le continent à pouvoir reprendre le célèbre chant des
légionnaires : "Sous le soleil brûlant d'Afrique / Cochinchine,
Madagascar / Une phalange magnifique / A fait flotter nos étendards..."
>> Voir aussi : carte interactive : les troupes étrangères déployées en Centrafrique
Lutter contre les trafics et le terrorisme
Cependant, il est fini le temps des bases imposantes qui
trônaient au milieu des "autochtones" telles des miasmes hérités de
l'époque coloniale. La mode est à la base discrète et sans prétention,
souvent nichée dans un coin d'aéroport, parfois même perdue au fin
fond d'un désert. Les bases historiques (Dakar, Libreville,
Djibouti) ont perdu de leur superbe et de leurs effectifs.
"Notre mission a évolué, note un officier basé à Paris. Nous
n'avons plus pour fonction de soutenir un État ou un régime contre
des agressions extérieures ou intérieures, mais de lutter contre les
trafics et le terrorisme. Pour cela, on n'a pas besoin de grosses
bases." Certaines, que l'on appelle à Paris des "postes avancés" et
qui se situent au plus près du front jihadiste, n'abritent pas
plus de 50 hommes, pour la plupart des "forces spéciales". Plus
discrètes, plus efficaces.
La réflexion est la même à Washington. Longtemps, les États-Unis
ont ignoré le continent, jusqu'à ce que l'administration Bush
l'intègre en 2002 dans sa "guerre globale contre la terreur". "Cette
importance stratégique nouvelle est entérinée en 2007 par la
création d'un commandement militaire régional pour l'Afrique :
l'Africom", indique Maya Kandel, spécialiste de la politique étrangère
des États-Unis et chercheuse à l'Institut de recherche stratégique
de l'École militaire (Paris). Un chiffre illustre la nouvelle donne
: entre 2009 et 2012, l'aide militaire aux pays africains a
doublé, passant de 8 à 16 milliards de dollars. L'Afrique, "c'est
le champ de bataille de demain", affirme le général James Linder,
qui commande les "forces spéciales" affectées à Africom.
Aujourd'hui, on compte sur le continent entre 5 000 et 6
000 soldats américains. "Du nord au sud, de l'est à l'ouest, de la
Corne de l'Afrique au Sahel, du coeur du continent aux îles situées
au large de ses côtes, l'armée américaine est à l'oeuvre", constate
Nick Turse, un journaliste américain qui a fait de l'Africom sa
spécialité. Mais hormis à Djibouti et bientôt
au Liberia, où l'arrivée de 3 000 soldats pour lutter contre l'épidémie Ebola ne devrait pas passer inaperçue, les troupes se font discrètes.
Les hommes se comptent par dizaines seulement sur la douzaine de
bases qu'a investies l'US Army ces dernières années. Baptisés
lilypads
("nénuphars"), il s'agit de dispositifs de petite taille qui se
résument à un hangar, quelques tentes et une flotte de petits avions
de tourisme truffés d'électronique ou de drones décollant la
nuit...
L'Afrique est ainsi devenue, selon Maya Kandel, le laboratoire de la nouvelle approche dite d'empreinte légère - light footprint - et de leadership en retrait chère à Obama.
L'Afrique est ainsi devenue, selon Maya Kandel, "le laboratoire de la nouvelle approche dite d'empreinte légère -
light footprint -
et de leadership en retrait" chère à Obama, qui repose sur l'usage
des drones et de forces spéciales. "Une présence directe et
manifeste des forces américaines sur le continent africain peut être
source de contestation", expliquait récemment un colonel dans
Special Warfare, une revue de l'armée américaine.
Le cas burkinabè illustre la discrétion dont font preuve les
armées étrangères, souvent à la demande de leurs hôtes. Longtemps,
la présence d'éléments commandos français et américains a été tenue
secrète à Ouagadougou, jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible de
nier l'évidence. L'installation américaine remonte à 2008, après le
coup d'État, à Nouakchott, de Mohamed Ould Abdelaziz. "Les
Américains ne pouvaient plus mener leurs opérations depuis la
Mauritanie, explique un officier burkinabè. Ils se sont rabattus sur
le Burkina." À l'époque, le ministre de la Défense, Yéro Boly,
avait proposé une zone retirée de la base aérienne de Ouagadougou
pour rendre discrète la présence des avions américains. "Le
problème, avait-il expliqué aux Américains, n'est pas la présence de
ces avions, mais la publicité qui pourrait être faite autour."
Le même dilemme se pose deux ans plus tard, quand la France
cherche une base dans la région pour y faire stationner une force
d'intervention rapide - celle-là même qui, début 2013, mettra un
frein à l'offensive des jihadistes au Nord-Mali. Le Niger et le Mali
ayant poliment refusé, Paris se tourne vers Blaise Compaoré.
Celui-ci accepte, à trois conditions : que cela reste secret, que
les Français forment l'unité antiterroriste burkinabè et qu'ils
s'installent dans un camp situé à l'abri des regards, à dix
kilomètres de la capitale.

Armées non africaines présentes sur le continent. ©
Jeune Afrique
Le président ivoirien s'est montré soulagé
Qu'il est loin, cependant, le temps où l'on jurait, la main sur
la Bible ou sur le Coran, qu'aucune armée étrangère ne
s'installerait dans le pays. "Il y a trois ans, témoigne un
conseiller de Hollande, Mahamadou Issoufou ne voulait pas entendre
parler d'une présence étrangère sur le sol nigérien malgré des
demandes répétées. Aujourd'hui, il s'en félicite." La
base aérienne 101 de Niamey,
où l'on compte près de 300 soldats français, trois à quatre
drones, des avions de chasse de passage et des ravitailleurs, est
un pion essentiel dans le dispositif Barkhane. C'est du Niger également
que décollent les drones américains volant au-dessus du Sahel.
Mais, comme au Burkina, les autorités nigériennes ont exigé que les
effectifs déployés soient peu nombreux et peu visibles.
"Aujourd'hui, témoigne un proche de Jean-Yves Le Drian, nombreux
sont les chefs d'État qui veulent "leur" contingent de soldats
français." Quand, le 9 mai dernier, le ministre français de la
Défense a confirmé à Alassane Ouattara que les soldats tricolores ne
quitteraient pas le camp de Port-Bouët et que leur effectif serait
gonflé (800 en 2016, contre 450 aujourd'hui), le président ivoirien
s'est montré soulagé.
>> Lire aussi : Le Drian, ministre de l'Afrique
Deux jours plus tard, Macky Sall était tout aussi radieux : la
France venait de lui promettre qu'elle ne toucherait pas aux
effectifs des éléments français au Sénégal (EFS) basés à Dakar. Il y a
trois ans, son prédécesseur, Abdoulaye Wade, se vantait avec des
accents anticolonialistes d'avoir obtenu le départ des deux tiers du
contingent.
Même le Nigeria, jadis si jaloux de sa souveraineté,
accueille
depuis cinq mois (et à sa demande) quelques dizaines d'agents de
renseignements et de forces spéciales américains, britanniques et
français, dans le cadre de la lutte contre Boko Haram et de la
quête des lycéennes enlevées à Chibok. Et Africom, dont aucun État
africain n'avait voulu accueillir le siège en 2007 (ce qui avait
contraint son état-major à se rabattre sur la ville de Stuttgart, en
Allemagne), ne fait plus office d'épouvantail.
À tel point que, comme l'a mentionné l'ancien commandant de la
force, le général Carter Ham, "certains pays africains ont
discrètement fait savoir que si les États-Unis voulaient établir une
base en Afrique, ils seraient sans doute disposés à leur faire une
place".
Les griefs de ceux qui dénoncent cette présence, comme
l'association Survie en France ou des franges de la société civile
en Afrique, et qui jouent sur la dialectique anticolonialiste pour
se faire entendre sont nombreux : flou juridique, opacité autour des
accords militaires, perte de souveraineté... Comme le souffle un
officier français : "Une base, c'est comme une guerre : on sait
quand ça commence, mais on ne sait jamais quand ça s'arrêtera."
Malgré tout, constate un proche de Le Drian, la plupart des chefs d'État
se sont débarrassés de leurs réticences.

Missions d'entraînement de soldats américains au-dessus de Djibouti.
Le pays accueille à lui seul 7000 soldats étrangers. ©
Johansen Laurel/U.S. Navy/HO/Reuters
D'autres enjeux moins avouables
Il y a plusieurs raisons à ce phénomène. En premier lieu,
l'aspect sécuritaire. "Nous avons besoin de cette présence militaire
étrangère, ne serait-ce que pour assurer notre sécurité. C'est
indispensable. Il y a quelques années, nous ne voulions pas en
entendre parler, mais l'effondrement du Mali en 2012 a changé la
donne", admet le chef d'état-major particulier du président d'un
État sahélien. "Nos armées ont été laissées à l'abandon ces vingt
dernières années, notamment en raison des ajustements structurels
imposés par le FMI, ajoute le ministre de la Défense d'un pays
voisin. Et elles n'ont jamais été formées pour combattre le
terrorisme. Il nous faut du temps et de l'aide pour les y préparer."
Mais il y a d'autres enjeux, parfois moins avouables, qui
poussent les États africains à brader un pan de leur souveraineté,
notamment un enjeu financier : les bases sont bénéfiques pour
l'économie nationale. Les Sénégalais s'en sont rendu compte en 2011 :
quand 800 des 1 200 soldats français ont quitté le territoire, ce
sont des milliers d'emplois directs et indirects qui ont disparu. À
Djibouti, la manne est plus importante encore. Américains,
Français et Japonais paient en effet un loyer (pratique peu répandue
dans les autres pays) qui représente en tout près de 120 millions
d'euros par an...
Un enjeu politique, enfin. Comme le note un officier français en
poste en Afrique : "Certains régimes sont tentés d'utiliser cette
présence pour anéantir des rébellions qu'ils présentent comme
terroristes." D'autres peuvent être tentés de "monnayer" une "base"
contre, sinon un soutien, du moins le silence de Paris ou de
Washington sur des cas de politique intérieure gênants.
Au Tchad, des leaders de l'opposition se désolent de voir
l'aspect militaire primer sur les droits de l'homme. Ils s'en
plaignent régulièrement aux diplomates français. Il est vrai que Déby,
qui était persona non grata à l'Élysée juste après l'élection de
Hollande, est aujourd'hui perçu comme un intouchable à Paris. "Il
est au coeur de notre dispositif", explique simplement un diplomate
français.
Des formations à double tranchant
Le constat est d'un ministre sahélien de la Défense : "La présence de
militaires étrangers en Afrique est nécessaire. Mais elle ne sera
bénéfique que si elle est accompagnée d'une vraie coopération. Les
Français et les Américains doivent nous aider à former nos soldats."
C'est déjà le cas. "Cela fait des années que la priorité est donnée à la
coopération avec les Africains afin qu'ils assurent eux-mêmes leur
défense", indique un officier français. Ainsi, chaque année, la France
forme près de 15 000 soldats issus d'une trentaine de pays africains.
Il y a un an, François Hollande a promis de porter ce chiffre à 20
000 par an. Au Mali, l'Union européenne a formé plus de 2 000 militaires
depuis l'année dernière. Quant aux Américains, voilà des années qu'ils
forment eux aussi des unités d'élite de la plupart des armées du
continent, avec une idée en tête : combattre par procuration. Ils sont
particulièrement actifs dans le Sahel. Mais cette stratégie a des
failles, comme le montre l'exemple malien : la plupart des hommes formés
par leurs soins ont basculé dans la rébellion touarègue en 2012.
"L'entraînement était peut-être un peu trop concentré sur la dimension
technique et tactique, alors qu'il aurait fallu insister sur les valeurs
et l'éthique militaires", a reconnu le général Ham.